LIVRE DE RAISON D'UN NOTABLE ET ACADÉMICIEN AIXOIS, CASIMIR DE BARRIGUE, COMTE DE MONTVALON (1774-1845)

LIVRE DE RAISON DE CASIMIR DE MONTVALON

PRÉFACE
par Sylvie Mouysset

Lorsque Casimir de Montvalon prend la plume pour rédiger ce qu’il nomme lui-même son  » Livre de Raison « , il commente son geste en ces termes :  » J’ai cru devoir transmettre à mes descendants, si le Ciel m’en destine, les détails qui pourront servir à régler leur conduite… « . Plus loin, il ajoute :  » La loi que je me suis imposée de dire la vérité dans une notice de ma famille qui pourra devenir utile un jour à mes descendants me soumet à une obligation cruelle, celle de chercher les défauts essentiels « . L’objet principal de cet épais manuscrit de près de quatre cents feuillets, élaboré en grande partie à l’heure où il est temps de faire le compte de sa vie, semble être effectivement de léguer une expérience unique et extraordinaire à ses enfants, tel un bien patrimonial transmissible. La mémoire paternelle ainsi délimitée par l’écriture en un parcours personnel entre Ancien Régime et temps nouveaux devra alors guider les descendants de Casimir de Montvalon tout au long de leur existence. C’est ainsi que l’auteur présente son œuvre, sorte de testament philosophique dans lequel il choisit de se dépeindre sans détour ni complaisance, et rappelle de temps à autre l’obligation qu’il s’est fixée de ne  » mêler aucune description à ce simple récit des actions de ma vie « .

Pour la plus grande joie de son lecteur, il arrive cependant très souvent qu’il déroge à sa trop rigoureuse conception de l’autobiographie. Car il s’agit bien l à d’une autobiographie, d’un récit de vie passionnant dont on peut légitimement se demander, comme le fait Claude-Alain Sarre dans sa présentation, si son auteur l’a réellement écrit pour les siens comme il se plaît à le répéter, ou bien plutôt pour lui-même. Il entend, en effet, laisser une trace lisible de son destin hors du commun, mais il souhaite aussi et peut-être avant tout, rassembler une mémoire familiale éparpillée, perdue, détruite : Casimir de Montvalon insiste à plusieurs reprises sur  » les malheurs des temps et la cruelle séparation que nous avons éprouvée nous ayant fait perdre presque tous nos papiers « . La Révolution a non seulement fragilisé les liens du clan, mais elle a aussi fait disparaître la plupart des titres et des papiers domestiques conservés depuis des temps dits immémoriaux.

Le travail de Casimir consiste donc à refaire l’histoire de sa lignée, en sauvant de l’oubli les épaves d’archives qui ont survécu à l’orage révolutionnaire, et dont il copie avec soin le contenu. Le Livre de Raison se fait alors volontiers coffre qui recèle des bribes du trésor familial, dans l’ordre choisi pour le récit : contrats de mariage, lettres de vétérance et autres provisions d’office constituent autant de témoignages, preuves tangibles qui attestent de l’ancienneté du lignage, de sa fortune, de son rang. L’auteur sollicite également sa mémoire, il recompose patiemment la trame d’une saga qu’il fait remonter le plus loin possible, comme il dessinerait les plus hautes branches de son arbre généalogique, et il situe son berceau au royaume de Portugal qui pourrait peut-être un jour devenir un havre accueillant pour ses membres déracinés.

Ce sont précisément les écrits d’un déraciné qui font tout l’intérêt de l’œuvre de Casimir de Montvalon, malmené par une Révolution qui le surprend à l’âge tendre où l’on songe plus à l’amour qu’à la guerre. Dès 1789, l’auteur devient aide de camp du lieutenant général de Provence, le marquis de Miran, resté fidèle au comte d’Artois. Il quitte son cher pays en plein tumulte, en proie à de fortes tensions depuis janvier 1788. La difficile élection des députés aux états-Généraux, puis les troubles de la faim en période de soudure, ont annoncé le climat insurrectionnel du printemps 1790. Aux émeutes frumentaires qui enflamment l’ensemble de la province, s’ajoutent les violences de Marseille, tandis qu’en décembre de la même année, trois hommes sont pendus à Aix – ville de notre héros – soupçonnés de complicité avec les émigrés. Ainsi ne fait-il pas bon vivre pour les Montvalon et leurs amis, dans ce Midi provençal où la Révolution se radicalise très vite, dont le zèle jacobin ne se dément pas durant cette sombre période, de même que s’exaspèrent des conflits de toute nature ; certains ont parfois un passé très lointain et réveillent de profondes querelles religieuses jamais vraiment apaisées.

Du printemps 1790 à l’automne 1803, Casimir de Montvalon connaît les errances de tous les émigrés. De Savoie en Piémont, de Coblence à Sion ou à Venise, il partage les espoirs et les désillusions de ces hommes qui ont tout quitté, autant par crainte de la  » Révolution qui marchait à pas de géant « , que mus par le désir de sauver la monarchie en péril. Dans le sillage du marquis de Miran, on le retrouve à Turin, où le frère du roi s’est déjà réfugié. Le jeune Casimir n’a pas vingt ans, il se sent un peu perdu et désabusé au sein de cette bruyante et dispendieuse noblesse de cour en exil qui pense encore la victoire facile et se presse autour d’un prince caressant déj à le rêve silencieux de monter un jour sur le trône. La constitution du Comité de Turin et ses objectifs de restauration de l’absolutisme sont de nature, en revanche, à satisfaire sa conception de l’honneur mis au service du souverain légitime. Il suit donc le comte d’Artois à Coblence, et il participe, en avril 1792, aux premiers combats des armées de l’Europe coalisée contre la France révolutionnaire. Il assiste, à l’automne, à la bataille de Jemmapes qu’il qualifie de  » première grande boucherie  » et, plus que la gloire, il y rencontre  » la pluie, la boue et les corvées  » .

Défaite de la coalition, divisions et rivalités dans le camp de l’émigration, le déçoivent amèrement : il quitte alors l’armée, et il trouve refuge avec ses parents dans le Valais suisse. Confronté aux difficultés matérielles de nombre d’émigrés, son existence et celle des siens dépendent du bon vouloir ou de la générosité de quelque compréhensif protecteur. Jusqu’à son arrivée dans le Valais, à la fin de 1792, il vit des moments difficiles, à l’instar de René de Chateaubriand, qui avoue s’être parfois recouvert d’une chaise pour dormir afin d’entretenir l’illusion d’une certaine chaleur, ou avoir mangé  » par procuration  » en regardant la vitrine d’un marchand de viandes fumées. Pendant ces années grises, les nouvelles de France et, plus encore de Provence, ne sont guère réjouissantes. Ballotté d’insurrection fédéraliste et royaliste en terrorisme jacobin -épisodes tragiques donnant lieu, de part et d’autre, à de véritables chasses à l’adversaire et accumulant victimes et rancœurs – le Midi provençal n’en finit pas de s’entre-déchirer. Dernier avatar de ces années de plomb, la Terreur blanche se déchaîne au lendemain de Thermidor et elle se prolonge en brigandages criminels tout au long du Directoire.

Chassé en 1797 par l’arrivée des troupes napoléoniennes dans le Valais, Casimir de Montvalon reprend le chemin de l’exil et il se réfugie à nouveau à Turin. L à, il est rattrapé par ces mêmes armées, et il s’enfuit à Venise où il rencontre un émigré célèbre, l’abbé Maury, porte-parole au temps de l’Assemblée Constituante du courant aristocratique le plus dur et le plus hostile à toute réforme. Il en devient le secrétaire, et il participe à l’élection du pape Pie VII, pendant qu’en France le régime directorial se délite au fil des coups d’état. Le triomphe de Bonaparte, sa volonté pacificatrice rejetant avec une égale aversion  » bonnets rouges et talons rouges « , permettent à Casimir de Montvalon de rentrer en Provence et, fort de l’épreuve vécue au fil de ces années, d’y restaurer en partie sa fortune.

Si son témoignage sur les bouleversements de l’Europe à la fin du XVIIIe siècle, et plus particulièrement sur le  » petit monde  » de l’émigration, est déjà fort intéressant et vient conforter les témoignages d’aristocrates plus célèbres, il ne l’est pas moins lorsqu’il dessine, dans la deuxième partie du Livre, un portrait de groupe sans concession des Montvalon et de leurs alliés. A son retour d’Italie, le lecteur pourrait penser que notre revenant va désormais vivre paisiblement entre les siens le reste de son âge… Il n’en est rien, et l’on découvre alors un récit aussi douloureux que précis du désordre des familles : plus d’argent que d’amour, plus de conflits, de luttes intestines et autres chicanes que de scènes paisibles de la douce vie de province, tissent le cours ordinaire des choses de sa vie.

Dans ce deuxième volet, Casimir fait les comptes d’une existence  » fertile en procès  » contre le monde entier, parents et amis, hommes politiques et académiciens, voisins, domestiques et paysans. De sa belle-mère qualifiée de  » Buonaparte en cotillons  » au criminel invisible qui met le feu à ses domaines, l’auteur décrit un véritable  » enfer « , univers funeste au sein duquel il campe un homme vertueux, fidèle à ses principes et profondément blessé par la persévérance de ses agresseurs  » dont les annales des peuples civilisés n’offrent pas d’exemple « .

Les explications qu’il donne à ses descendants  » pour leur utilité  » ne sont pas toujours très claires, mais l à n’est pas ce qui importe à l’historien, lequel n’entend pas mener l’ultime procès de Casimir. L’intérêt de ce récit autobiographique est ailleurs, et chacun pourra en décliner les variations multiples. Le fil politique peut être suivi à partir de son engagement enthousiaste dans les armées contre-révolutionnaires jusqu’à l’expression de son amertume vis- à-vis de Bourbons peu reconnaissants à son égard, et trouve un point final dans une rancœur en forme d’abstention ou d’exercice de fonction sélectives modestes. L’économiste fera son miel de l’énergie déployée par l’auteur du livre pour reconstituer et accroître son patrimoine par tous les moyens, contre vents et marées, d’héritages reçus de haute lutte, d’investissements et d’associations plus ou moins bien choisis.

Mais c’est sans nul doute à l’historien de la vie privée que revient la meilleure part, même si Casimir reste discret sur ses plus intimes secrets. Amour filial et conjugal inspirent ici quelques belles pages ; encore faut-il savoir lire en creux l’expression de terribles carences et profonds regrets avoués lisiblement au moment du décès des êtres chers. Quant au sentiment qu’il exprime vis- à-vis de ses enfants, l à aussi s’agit-il de lire entre les lignes et décrypter, derrière une trop apparente et froide distance, l’aveu d’une affection sans borne dévoilée par fragments. Au-del à de l’amour, la peinture de la vie quotidienne est également fort intéressante : l’auteur décrit, par exemple, de quelle manière il s’est préservé ou a été guéri de certaines maladies, grâce à des frictions d’eau-de-vie et autres  » bains de jambe fortement saturés de moutarde « .

Une question demeure pourtant : s’agit-il vraiment d’un Livre de Raison, comme le laisse entendre le titre même donné par son auteur au manuscrit ? Au sens strict du terme, ce livre n’est pas un registre de comptes, et l’on n’y trouve aucune liste de recettes et de dépenses propre à tout bon ménager soucieux de ses affaires. On sait qu’il dispose par ailleurs de ce type d’instrument domestique, non retrouvé dans ses archives, document trop modeste sans doute pour avoir retenu l’attention de ses héritiers. Cela dit, certains Livres de Raison, moins nombreux que les précédents, recèlent plus que de simples états comptables et témoignent de l’envie de leur auteur de noter tout ce qui peut être utile à la postérité.

Casimir de Montvalon va bien au-del à du désir d’être utile. Il fait plutôt œuvre de mémorialiste, dans la mesure où il construit son récit a posteriori en une sorte d’épopée dont il est volontiers le héros, parfois même au risque d’irriter son lecteur. C’est une mémoire reconstruite qu’il propose à ce dernier, à tel point que certains de ses proches ayant refusé sa version des faits, n’ont pas hésité à arracher ou à biffer des passages entiers jugés non conformes à la geste familiale. Ainsi, après sa mort, a-t-on persisté à attaquer ses convictions et à faire de lui un éternel déraciné.

Il nous reste ici à remercier très chaleureusement Claude-Alain Sarre d’avoir fait surgir de l’ombre le riche témoignage d’un homme au destin singulier et de permettre aujourd’hui sa lecture au public le plus large, intéressé par les écrits du for privé.