LES JULODED : GRANDEUR ET DÉCADENCE D'UNE CASTE PAYSANNE EN BASSE-BRETAGNE

LES JULOD(S) OU JULODED EN BRETAGNE

LES JULODED

Extrait des actes du congrès de Crozon-Morgat 1996, SHAB,
par Michel Lahellec

LES JULOD(s) ou JULODED en Bretagne

Jusqu’à ces dernières années, le terme « julot » – selon la graphie usuelle que nous suivrons ici – n’était guère connu en dehors du Léon et du pays de Daoulas avant que quelques universitaires s’y intéressent. L’usage en est malaisé, car son sens varie avec celui qui l’emploie. Précisons donc que dans ces quelques lignes nous ne l’appliquerons qu’à ceux qui, au siècle dernier et jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, se le donnaient à eux même sans pouvoir vraiment le définir, et qui formaient une vieille société traditionnelle, une sorte d’aristocratie rurale. L’enquête est devenue depuis longtemps presque impossible. Commençons donc par une brève description suivant la tradition que l’on pouvait encore recueillir il y a une bonne quarantaine d’années.

Ce groupe rural localisé dans le Léon méridional est aussi difficile à cerner que la noblesse grecque de l’antiquité, ou encore celle du haut moyen-âge, et plus encore à vrai dire, car l’étude en repose presque uniquement sur une tradition, plus vécue qu’explicitée, et sur l’observation ancienne ; car ce qui pouvait paraître insolite à un « étranger » représentait, tout au moins pour les plus anciens, le monde naturel et normal, une donnée de fait. En s’inspirant d’une expression de Louis Gernet sur la noblesse grecque antique, on peut dire qu’il s’agissait de « participation héréditaire à une singularité traditionnelle ». C’était une « question de naissance et de mode de vie » (expression d’Oswyn Murray). Ce groupe social était originaire du sud du Haut-Léon, région proche des monts d’Arrée, et ne s’est étendu que tardivement vers le nord ; sa topographie excluait même Landivisiau jusqu’au siècle dernier, et, bien entendu, le pays de Lesneven, et plus encore celui de Plouvorn. Encore aujourd’hui et comme l’écrivait P. Loaëc en 1981 : « Dans le pays de Lesneven (…) le terme julot est certes connu, mais nul paysan, si riche ou important qu’il soit, n’aurait l’idée de dire qu’il est un julot ».

Cette « aristocratie paysanne » comme on l’a appelée (nous avons recueilli deux fois l’expression populaire « demi-noble ») était limitée à quelques familles de propriétaires ruraux, qui tiraient leur aisance « initiale » de la fabrication et surtout du commerce de la toile ; c’était là en fait l’origine indiscutable de toute richesse dans cette région, et la relation étroite des julots au commerce toilier ne doit pas faire admettre trop hâtivement une équivalence, car nombreux étaient les marchands toiliers qui n’étaient pas julots. Ce groupe avait ses références propres, ses membres montraient une solidarité particulière entre eux ; ils avaient conscience de former par rapport au reste du milieu rural, et aussi aux « étrangers » voisins, un groupe cohérent, et en tiraient spontanément fierté. C’était indiscutablement un vrai « groupe ethnique » au sens technique du terme, avec les frontières qui le constituaient et en assuraient la permanence et la reproduction, et bien entendu, les passages frontaliers inhérents à la vie (cf les travaux de Frederik Barth et de son école).

C’est ici qu’intervient un des aspects majeurs du problème : le caractère héréditaire ; car on naissait julot, il n’était pas possible de le devenir. Ceci était lié à la notion même de famille : la famille était la seule réalité sociale du groupe et celui-ci formait une gens, une sorte de cousinage où les cognats, membres de la famille maternelle, avaient la même importance que les agnats. Mais les plus importantes de ces familles, dont l’alliance était la plus flatteuse et la plus recherchée, formaient des « noyaux de tradition » au sens que Herwig Wolfram donne à ce terme. Tout ceci implique, notons le, que d’autres familles, généralement de condition assez comparable, pouvaient s’y agréger par des mariages, la transmission de la qualité de julot n’excluant pas la ligne féminine ; il s’agissait encore une fois de « naissance et de mode de vie ».

L’importance de la généalogie – et des généalogies – est donc incontournable. Les julots connaissaient souvent leur parenté jusqu’au dixième degré et nous avons pu relever des traditions généalogiques orales remontant au XVIIe siècle. Mais le risque est grand. Il est normal en effet dans une perspective synchroniste, de définir un groupe davantage par ses alliances que par ses ascendances car « c’est la série des mariages réalisés qui est à la base des généalogies des personnes étudiées » (Enric Porqueres i Gené), mais on devine tous les pièges d’une méthode généalogique qui prétendrait retrouver les frontières d’un groupe à partir des ascendants de ses constituants actuels, car « ces généalogies sont redéfinies à chaque nouveau mariage réalisé » ; ce ne serait possible que s’il s’agissait d’un milieu fermé, strictement endogame, d’une caste.

C’est donc en fait à partir de la tradition et de l’observation ancienne, ce sont elles seules qui le permettent, qu’on peut interpréter les archives familiales des XVIIe et XVIIIe siècles, constituées essentiellement d’actes notariés. Les caractères du groupe julot apparaissent dans son histoire telle qu’on peut la reconstituer à partir du XVIIe siècle débutant ; son immobilisme apparent est en fait une erreur de perspective. Il s’agissait vraisemblablement (on peut tout au moins le supposer) d’une résurgence plus encore que d’une survivance, à partir du noyau assez restreint qui déploya, à considérer les faits de l’extérieur, une véritable stratégie de pouvoir. Dès le XVIIe siècle, il s’étend grâce à des alliances avec les enfants ou petits-enfants des nouveaux domaniers du Léon méridional. (C’est en effet au début de ce siècle que ce régime foncier, jusque là très peu répandu, prit son essor) pratiquant ainsi une large exogamie. On relève en particulier au XVIIIe siècle un certain nombre de mariages avec de riches penherezed.

A la fin du XVIIIe siècle et au début du siècle suivant, l’essor se poursuit, vers Landivisiau (précédemment en dehors du territoire, c’est ainsi que Guy Le Guen de Kerangall n’était pas julot) puis vers Lesneven. Ces alliances avec de nouvelles familles, de même niveau économique et social mais d’origine différente, étendent le territoire géographique initial, car elles sont incorporées, englobées ; elles s’intègrent à la vie du groupe, en adoptent la mentalité et deviennent même peut-être plus « julotte » que les julots plus anciens, comme en Irlande les anglo-normands devenus « hibernis hiberniores » ! Elles en gardent les références et le caractère rural mais, paradoxalement, elles tendent à fermer le groupe par un comportement plus endogamique, dû peut-être à une importance plus grande du lignage autant qu’à des facteurs plus contingents, événementiels et économiques.

Ce texte sert d’introduction à une critique de l’ouvrage de Louis Elegouet : « Les Juloded, grandeur et décadence d’une caste paysanne en Basse-Bretagne », qui néglige les données socio-historiques connues essentiellement par la tradition, et fait un usage personnel et modernisant du terme « Julot ».