DISCOURS PRÉLIMINAIRE SUR LE TITRE DE CHEVALIER
Le titre de chevalier fut longtemps inconnu chez les français ; il ne commença d’être en usage que plusieurs siècles après la fondation de la Monarchie. Les distinctions civiles de nos premiers ancêtres ne sont guère mieux connues, que leur origine. On ignore s’ils étaient tous de condition égale, tous nés libres et portant les armes ; ou bien si au-dessous de la race des guerriers, il y avait des hommes non nobles, colons et esclaves. Les lambeaux épars du commencement de notre histoire sont si équivoques et si embrouillés, qu’ils se prêtent à tout ce que l’on veut imaginer sur ces faits. Il faut franchir les premiers temps, pour apercevoir une classe d’hommes nobles de naissance, formant un corps particulier dans l’État.
On ne connaissait d’autres inégalités entre les personnes de cette classe distinguée, que celle du mérite. La supériorité de génie, de sagacité, de courage, de bravoure, déterminait le choix du souverain dans la distribution des emplois et des titres militaires, toujours dépendants de sa volonté suprême ; ils n’étaient pas même viagers, ils le devinrent ; insensiblement on les regarda comme héréditaires et attachés à la naissance (1).
Ce n’était point de vains noms ; des fonctions honorables et des récompenses proportionnées, étaient jointes aux charges de Duc, de Comte, de Marquis et autres. Mais avant toutes ces qualifications, le seul titre général et inné, pour ainsi dire, de la noblesse, était celui de soldat, ou de guerrier, exprimé par le mot latin Miles.
Les anciens Francs firent tel usage qui leur convint de la manière dont les Romains gouvernaient les Gaules, lorsqu’ils étaient les maîtres. En adoptant quelquefois leurs usages, en se servant de quelques-uns de leurs mots, tels que ceux de Duc, de Comte et autres, ils y attachèrent des fonctions différentes, convenables à leurs mœurs et à leur manière de faire la guerre. Avant que ces mêmes Francs se servissent des noms latins, ils avaient, pour mot de qualité générale, celui de Leudes ou de Druts ; termes Teutoniques et Gaulois, que l’on trouve traduits en latin dans des anciens mémoires sur notre Histoire, par Fideles Regni, Fidèles du Royaume. A mesure que la langue latine devint chez eux d’un usage plus général, on vit disparaître le nom de Leudes. Pendant qu’il exprima une qualité, on ne sait quels furent leurs autres noms, pour désigner les chefs de l’administration publique, ou de l’économie particulière du petit État qu’ils commencèrent de former. La plupart de nos historiens assurent, que ces Leudes étaient de riches seigneurs et les premiers Pairs de France ; il est plus probable que ce n’était que de braves soldats, pauvres et ignorants, compagnons des premiers généraux, commandants ou rois (car on ne sait trop quel nom leur donner) qui jetèrent les fondements de l’Empire des français. Quoiqu’il en soit, ils cessèrent de faire usage des noms gaulois, pour exprimer leurs qualités et se servirent uniquement des noms latins ; le mot de Leudes fit place à celui de Miles.
La langue latine, comme l’on sait, était encore la langue vulgaire des français, au commencement du huitième siècle ; mais ce n’était plus qu’un latin barbare et corrompu, tel qu’on le voit dans Grégoire de Tours et dans quelques autres Auteurs, où l’on trouve d’ailleurs tous les vices du style réunis. Cette langue devint inconnue au peuple sous Pépin ; elle s’éteignit entièrement avec la première race de nos rois. On continua cependant d’écrire les diplômes en latin (2). C’est pour cela qu’il est difficile de découvrir le temps où commença le titre de chevalier, parce qu’on l’exprima par le même terme Miles, ou plutôt parce qu’on ne l’exprima point du tout.
Si l’usage de la cavalerie dans nos armées en est le principe, comme il y a lieu de le croire, car il est fort différent du même titre usité chez les Romains (3), il dut commencer sous Charles-Martel, lors de l’irruption des Arabes, communément appelés Sarrasins, peuple belliqueux et qui s’étaient autrefois distingué parmi les troupes auxiliaires des Romains et des Perses ; leur cavalerie passait dès-lors pour la meilleure du monde. Une prodigieuse armée de ces Arabes, après avoir ravagé l’Espagne, pénétra en France et fut presque entièrement détruite dans la fameuse bataille que gagna ce même Charles-Martel près de Tours, en 732. Avant ce temps, toute la Milice ou la noblesse française avait combattu de pied ferme ; mais cette infanterie parut trop faible contre des ennemis aussi redoutables. On imagina qu’une cavalerie nombreuse et couverte de fer résisterait davantage à la cavalerie pesante et aux armes meurtrières des Arabes (4). Les français prirent du goût pour ce nouveau genre de service ; il eut les plus grands succès ; la noblesse y signala son adresse et son courage. L’infanterie tomba dans le mépris ; ce ne fut plus, pour ainsi dire, qu’une horde d’enfants de terre, mal armés et plus mal disciplinés encore.
Cette cavalerie était de deux forces : la Légère et la Gendarmerie. La première, quoiqu’aussi brave que la seconde, acquit moins de réputation. La Gendarmerie devint le Corps le plus estimé. Les rois et leurs enfants combattaient à sa tête ; les Princes et les seigneurs cherchaient à y acquérir de la gloire. Ce service fut l’unique profession des nobles pendant plus de six siècles (5). Il devint général sous la seconde race de nos rois, mais on continua d’appeler ces guerriers Milites, comme dans le temps où les armées n’étaient composées que de l’infanterie. La langue française, venant à se former, on rendit le mot Eques, par chevalier, du cheval que montait le guerrier. Cependant le titre de chevalier fut particulièrement affecté à la Gendarmerie qui n’était composée que des personnes nobles, et qui seule avait le droit d’être armée de toutes pièces, c’est-à-dire, de porter les armes défensives et offensives, que nous décrirons dans la suite. La cavalerie légère, suivant son nom, était plus légèrement armée.
On sait assez que les seigneurs ou possesseurs des grands fiefs, en cédèrent une partie à des guerriers qui formèrent des chevaliers en sous-ordre et que l’on nomma Milites militum, c’est-à-dire, chevaliers des chevaliers. Les premiers, en raison de leur supériorité et de leur commandement, dont la Bannière était le signe, se qualifiaient chevaliers Bannerets ; les autres, qui servaient sous leurs ordres, s’appelaient Bacheliers : tous avaient le titre de Milites.
La bravoure des anciens chevaliers ne s’affaiblit point mais leurs mœurs se dépravèrent au point de ne reconnaître que la loi du plus fort. Leurs violences avaient été portées par degrés jusqu’aux plus grands excès vers le règne d’Henri Ier. La religion fit alors entreprendre à quelques guerriers honnêtes et vertueux, de former une chevalerie nouvelle, une espèce de confraternité militaire, dans laquelle s’empressèrent d’entrer tous ceux qui se piquèrent de leur ressembler. On y prenait l’engagement de défendre les opprimés, les veuves, les orphelins, la liberté des chemins ; on en faisait le serment solennel. On peut juger, par cette institution, à quel point l’anarchie et le brigandage désolaient la France. Cette chevalerie vint à bout de ce que l’autorité des rois avait inutilement tenté. Ses lois corrigèrent un peu les mœurs de la noblesse. La sûreté des chemins se rétablit, les femmes et les filles purent paraître en public sans craindre d’être enlevées. Peu à peu les prouesses galantes succédèrent à la brutalité ; on fit assaut d’adresse et de courtoisie dans les tournois et autres spectacles militaires, où l’on ne pouvait être admis si l’on n’était pas chevalier sans reproches.
Quoique le caprice n’eût pas présidé à la naissance de cette institution, qu’elle eût eu pour base l’humanité, la justice et l’honneur, elle devint cependant la source des extravagances et des excès romanesques qui commencèrent vers le milieu du douzième siècle, et qui furent toujours en augmentant. Ces chevaliers, remplis d’ailleurs de franchise et de probité, provoquaient au combat le premier venu, dans la seule vue d’exercer leur courage. Quelquefois, ils faisaient annoncer à grand bruit, qu’un certain jour, ils combattraient à toute outrance quiconque aurait l’audace de se présenter. C’était, ajoutaient-ils, pour éviter l’oisiveté et pour mériter la grâce de la Dame, dont ils étaient serviteurs (6). Ce genre d’extravagance était devenu nécessaire, on ne faisait aucun cas d’un chevalier qui n’était point amoureux, on doutait même de sa bravoure.
L’ancienne chevalerie s’étant établie de la manière dont on vient de le voir, le titre de chevalier, commun à toute la noblesse avant le onzième siècle, devint ensuite un titre personnel et mérité. Il fut défendu de le prendre, si l’on ne l’avait obtenu, après s’en être rendu digne par sérieux apprentissage des exercices militaires.
Les nobles, non reçus chevaliers, ne pouvaient prendre que la qualité d’écuyer, dont l’origine est peu connue. Quoique cette qualité soit devenue fort honorable, ses commencements sont faibles et obscurs. On trouve dans les anciens titres, que nos rois avaient un grand Écuyer, nommé scutifer, qui portait leur écu et plusieurs sous-Écuyers. Les grands vassaux eurent aussi des espèces d’Écuyers, nommés Armiger, c’est-à-dire porteurs d’armes. On croit que ce n’était que de simples affranchis, auxquels ces seigneurs distribuèrent certaines portions de terre pour les servir à la guerre. Ils en cédèrent, aux mêmes conditions, à un grand nombre de personnes franches et toutes, dans la suite prirent la qualité d’écuyers, parce qu’ils allaient à la guerre et avaient acquis, ou s’étaient arrogés le droit de porter des écus, espèce de bouclier sur lequel l’usage s’introduisit de peindre les armoiries. Ces Écuyers pouvaient aspirer à la qualité de chevalier.
Les cérémonies de réception dans la chevalerie devinrent brillantes et mystérieuses, elles avaient été fort simples jusqu’au milieu du douzième siècle. On passait l’habillement de fer et le bouclier, on mettait le casque, on ceignait l’épée, on donnait la lance et on faisait l’imposition des mains.
L’habillement militaire de ces temps, où le haubert était de mailles de fer, il couvrait les épaules, les bras et tout le corps du chevalier jusqu’au genoux.
Les casques ou heaumes, fort différents de ceux dont on se servait sous Charles le chauve, ne tenaient plus de l’antique. Étroits et terminés en pointe par le haut, ils descendaient par-derrière sur le col et par-devant ils avaient une simple avance, qui garantissait le nez du cavalier. Ces casques laissaient la plus grande partie du visage à découvert et par conséquent, la respiration libre. Ceux des temps postérieurs enfermaient toute la tête, il n’y avait que de petites ouvertures par-devant, en sorte qu’il fallait en ouvrir la partie antérieure, quand ou voulait se rafraîchir ou se procurer de l’air à respirer. On ne mettait point encore par-dessus le haubert, ces cottes d’armes, faites d’étoffes riches et chamarrées des couleurs du chevalier, que le luxe introduisit dans la suite (7). La chaussure était aussi de mailles de fer, comme le haubert. Les boucliers avaient tantôt peu de convexité, tantôt ils étaient plus convexes et de diverses formes, soit rondes, ovales ou à pans. On voyait sur quelques-uns des figures de lions, de dragons ou autres animaux féroces.
L’épée, la hache d’armes, les lances ou javelots et les flèches n’avaient rien de particulier. On remarquera que la manière de se servir alors des lances était de les jeter en l’air.
On portait les éperons assez cours ; la mode en introduisit de plus longs dans la suite. Les chevaux n’étaient pas bardés de fer. Les selles grossières et fort simples, ressemblaient assez à des bâts, c’est-à-dire, que le cavalier se trouvait emboîté entre deux pommeaux ou parties assez élevées.
Ces armes et ces habillements en usage à la fin du onzième siècle et au commencement du douzième, furent ceux des premiers chevaliers de Saint Lazare.
L’armure complète des chevaliers était et plus pesante et plus compliquée au treizième siècle. Les casques à grille et à mentonnière ainsi que la camail, capuchon ou coiffe de mailles de fer, dont on se servait vers ces temps, enveloppaient la tête et le visage. On ajouta à l’ancien habillement les brassards, les cuissards et les gantelets, le tout de fer. Tel était l’habillement militaire, alors moderne, que portaient les chevaliers qui se trouvèrent à la bataille de Bouvines sous Philippe-Auguste en 1214. On assure que les guerriers ainsi vêtus, ne courraient presque d’autres risques dans les combats, que d’être démontés. Philippe-Auguste l’ayant été dans cette fameuse journée de Bouvines, fut en danger de perdre la vie.
L’ancienne chevalerie fut longtemps conservée comme un moyen d’exciter l’émulation des jeunes guerriers. Il était alors affreux de dégénérer, d’être moins braves que ses pères et de n’être pas admis au grade de chevalier. Les rois mêmes se faisaient armer chevaliers avec beaucoup d’appareil et de cérémonies, ce qui dura jusqu’au milieu du quatorzième siècle. La chevalerie s’était de plus en plus distinguée par sa noblesse, sa valeur et ses mœurs, suivant que l’assure le roi Jean (8).
Elle vient enfin à s’obscurcir ; il n’en restait plus qu’une faible image sous François Ier, malgré tout son goût et toute son adresse pour les fêtes galantes et les jeux militaires. Pierre du Terrail, dit le Chevalier Baillard, lui donna l’accolade après la glorieuse journée de Marignan en 1515. On sait combien les spectacles guerriers devinrent funestes à Henri II. Il avait aussi voulu recevoir l’accolade d’Oudard de Biès, dans son camp près d’Avignon (9). Ce Monarque était pour lors âgé de plus de 29 ans. Dans les beaux jours de la chevalerie, le simple gentilhomme avait le droit d’être lui-même fait chevalier dès l’âge de 21 ans.
Il paraît que ces rois ne reçurent l’accolade que pour encourager la vertu, en honorant d’une manière si publique celle des grands capitaines, à qui ils permirent de la leur donner. Remarquons encore qu’avant ces accolades, ces mêmes rois étaient déjà chevaliers de Saint Michel et en portaient les marques. Cet Ordre honorifique, institué par Louis XI, en 1469, avait beaucoup contribué à faire tomber l’ancienne chevalerie, qui n’avait rien de comparable aux honneurs et aux privilèges attachés à la nouvelle institution. D’un autre côté, la noblesse abandonna les jeux souvent sanglants des tournois. L’invention des armes à feu, rendant ces violents exercices inutiles pour la guerre, les fit entièrement négliger. On oublia jusqu’à la manière de se servir de la plupart des armes anciennes.
Ces sortes de fêtes où les chevaliers s’assemblaient à jour marqué pour faire parade de leur force et de leur adresse, avaient souffert quelque légère interruption au milieu du treizième siècle. Les conciles les avaient prohibées (10). Philippe-le-Hardi les avait aussi défendus mais il les rétablit en 1279, pour procurer des amusements aux princes étrangers qui se trouvaient pour lors à sa Cour. Le Pape eut beau en marquer son mécontentement à ce monarque, on les continua.
Enfin on a cessé de conférer l’ancienne chevalerie et le titre de chevalier, commun dans son origine à l’ancienne gendarmerie où noblesse, est redevenu le titre général et distinctif des descendants de cette même noblesse ou réputés tels ; car il faut convenir que ce qu’il en reste à présent formerait un corps peu nombreux.
Ce serait presque anéantir la noblesse de France, que de vouloir la réduire à la postérité de ses conquérants. On convient qu’il est très difficile de prouver des généalogies qui remontent au-delà du onzième siècle ; les noms propres et fixes des familles n’ont commencé qu’à cette époque. D’un autre côté, les récompenses militaires, appelées Bénéfices ou Fiefs, ne devinrent héréditaires que sous Charles-le-Chauve. L’étendue et les prérogatives de ces fiefs décidèrent la grandeur et la noblesse de ceux qui les possédèrent ; mais pendant l’espace de quelques siècles qui s’écoulèrent depuis le règne de Charles-le-Chauve jusqu’à celui de Philippe-le-Bel, s’empara souvent, qui le put, de ces fiefs. La faiblesse du gouvernement facilita ce brigandage, enseveli dans la nuit des temps (11). Il cessa ; l’achat d’un fief, toléré pour de l’argent, ne changea plus la condition du nouveau possesseur ; la transition subite de la roture à la noblesse n’eut plus lieu. Il reste cependant quelques descendants des anciens seigneurs légitimes des grands fiefs, aussi distingués par la haute estime que le courage et la vertu leur ont acquise, que par leur extraction. Il est encore un autre ordre de familles, qui, sans participer à des sources aussi brillantes, ont possédé des fiefs inférieurs pendant plusieurs siècles, en conservant une noblesse connue depuis la propriété des noms et soutenue par la pratique constante des vertus de leur état. Ayant mérité les anciens honneurs militaires, voudrait-on les priver de la qualité de chevalier ? Je ne discuterai point les droits que prétendent y avoir les hommes de basse condition que nos rois ont souvent jugés à propos d’approcher de leurs personnes et qu’ils ont anoblis. Je n’examinerai pas davantage, si un bourgeois, venant de retirer du sceau ses lettres de magistrature, ou de quelque autre charge, peut se qualifier chevalier. Usurper des qualités ne passe que pour un ridicule : on se donne volontiers celui de prendre au moins les titres et les marques de la condition qui précède la sienne. Autrefois, les personnes nobles rendaient la justice et allaient à la guerre : ils acquéraient dans les tribunaux, comme dans les armées, un surcroît de générosité. Les vertus d’attention à discuter les intérêts publics et particuliers sont fatigantes et plus tristes que les vertus militaires. Tandis que les connaissances humaines faisaient des progrès dans les autres conditions, la noblesse conservait son ignorance aussi soigneusement que sa bravoure. Les chevaliers, pour la plupart, se trouvant incapables de remplir les fonctions de la magistrature, furent obligés de les abandonner aux personnes lettrées. On créa même en leur faveur une sorte de chevalerie de plume ; il suffisait pour l’obtenir de faire preuve de capacité dans la connaissance des lois : cet honneur ne changeait point leur condition. La noblesse n’a été accordée au magistrats des cours supérieures, que par nos derniers rois. La postérité d’un simple conseiller au Parlement devient noble, celle du Maréchal de Faber, s’il en eût eu, serait restée dans la roture. On s’est plaint pendant des siècles de cette inconséquence dans la distribution des grâces ; notre auguste monarque, Louis XV, l’a fait cesser, en créant une noblesse militaire. Mais retournons à la chute de l’ancienne chevalerie et à ses suites.
Il est certain que l’institution de l’Ordre de Saint Michel fit insensiblement tomber l’ancienne accolade dans le mépris général. C’est parce que les désordres des guerres civiles empêchèrent de le refuser à des personnes sans naissance. Henri III, ne voulant ou ne pouvant pas le supprimer, y joignit celui du Saint Esprit en 1578. Il n’admit dans ces deux Ordres réunis qu’un petit nombre des plus grands seigneurs de la Cour. Cependant tout le reste de la noblesse du royaume conserva l’ancien titre de chevalier. Les cérémonies de réception, devenues ridicules, cessèrent seulement d’être observées. Les écrivains des derniers siècles prétendent que ce fut une usurpation de la part de la noblesse, un abus qui a toujours augmenté. Leur erreur vient de ce qu’ils ont négligé de remonter à la source et confondu le titre de chevalier d’un Ordre avec la simple qualité de chevalier.
Quelques auteurs ont admis, dès les commencements de l’association de l’ancienne chevalerie, une distinction entre chevalier et chevalier de cet Ordre ; entre chevalier de race et chevalier de dignité : ils se sont trompés. L’ancienne association ne paraît pas avoir été appelée Ordre ; ceux qui n’y étaient pas initiés ne se qualifiaient point du titre de chevaliers. Les lois avaient prononcé des peines contre les personnes qui pourraient avoir la témérité d’usurper cette qualité (12). On ne connaissait point la dénomination d’Ordre de chevalerie avant l’établissement des Ordres religieux et militaires. L’ancienne chevalerie serait devenue un fantôme, s’il eût suffi d’être de naissance à pouvoir y prétendre pour en prendre le titre avant d’y être admis. La noblesse n’est rentrée dans ses droits de naissance, quant à ce titre, que lorsqu’on a cessé de la solliciter et par conséquent de le conférer.
Les anciens légistes on dit que le titre de chevalier n’était point héréditaire (13); ils avaient raison. Les légistes modernes ont répété la même chose après l’extinction de l’ancienne chevalerie et c’est sans aucun fondement.
La Rocque et ses copistes rapportent des remontrances des Provinces d’État et des ordonnances de nos rois, qui défendent à la noblesse de prendre la qualité de chevalier. Mais ces pièces sont ou fausses ou mal interprétées. Nos rois n’ont jamais prétendu détruire les droits de l’ancienne noblesse du Royaume. L’ordonnance de Louis XIII, 1629 ; celle de Louis XIV, de 1664, ont été données en général contre les usurpateurs de la noblesse et de tous ses titres.
Quoique les Ordres militaires réguliers, soient une imitation de l’ancienne chevalerie, ils sont cependant très différents. Ils ont un chef, ils jouissent d’honneurs et de privilèges particuliers, confirmés par les rois et par les Papes, ils portent une marque distinctive, ils sont astreints à des vœux, particulièrement à celui de prendre les armes pour la défense du Christianisme.
(1) Personne n’ignore que l’hérédité des fiefs, tolérée sous l’autorité des Rois faibles de la seconde race, et solidement affermie sous Hugues Capet, fixa la noblesse dans les familles qui possédèrent ces mêmes fiefs. Mais depuis l’origine de la Monarchie jusqu’à cette époque, l’existence et les privilèges de cette noblesse semblent fort incertains. Nos plus célèbres historiens modernes soutiennent le pour et le contre. Suivant Adrien de Valois, Hertuis, l’Abbé du Bos et le Président Hénault, tous les anciens français étaient égaux ; ils ne connaissaient entre eux qu’un seul ordre d’hommes libres. Leurs esclaves étaient des peuples conquis ou bien une race particulière, qui n’était point issue des Francs. Tout homme libre était également susceptible des dignités et des charges amovibles de l’État. Au contraire, le P. Daniel, l’Abbé le Laboureur, le Comte de Boulainvilliers, pensent qu’il existait, dès les commencements de la monarchie, un corps de noblesse, distingué du reste des citoyens, qui seul avait droit aux mêmes dignités et charges de l’État. Tous ces Savants prétendent justifier leurs sentiments opposés par les fragments, qui ont pu se conserver, des lois des Francs, des Gaulois, des Bourguignons, des Peuples de la Scandinavie et autres, soumis à l’Empire des français, avant et après le règne de Charlemagne. A force de tourmenter ces écrits obscurs et entortillés, de les tourner et retourner, d’y ajouter ou d’en retrancher, sous prétexte de suppléer le sens, on vient à bout de trouver tout ce dont a besoin pour étayer divers systèmes. Notre Histoire, dans ses commencements, dit l’Abbé de Vertot, est un chaos rempli de ténèbres où l’on a placé bien des chimères impunément.
(2) Depuis que les Romains se furent rendus les maîtres des Gaules, la langue latine, telle que la parlait le peuple romain, y prit la place du Celtique, que parlaient les Gaulois et devint la langue vulgaire ; les femmes même écrivaient en latin. Ce sentiment commun de nos historiens a trouvé peu de contradicteurs. Au sixième siècle, la langue latine se corrompit de plus en plus et forma le Roman. On vit naître ensuite la langue que nous parlons aujourd’hui ; elle devint commune au dixième siècle, cependant les Ordonnances de nos Rois et tous les actes publics, furent écrits en latin jusqu’à Saint Louis. La plupart furent encore écrits en cette langue jusque sous François Ier, mais ce Roi ordonna, en 1539, que tous ces actes soient rédigés en français.
(3) Le titre de chevalier, chez les Romains, s’exprimait par le mot Eques, qui n’a point été employé parmi nous pour signifier un chevalier. Tout citoyen romain de la classe du Peuple pouvait, à la volonté du Censeur, être fait chevalier, pourvu qu’il eût le revenu suffisant et fixé pour entretenir le cheval que la République lui donnait. Ces chevaliers n’étaient point réputés nobles ; les vrais nobles étaient les Patriciens. Dans la suite, la noblesse ne servit presqu’à rien ; elle cessa d’être attachée à la naissance et à la vertu. Le bien qu’il fallait posséder, même pour être Sénateur, fut réglé par la Loi Rossia. Les Patriciens, comme les autres, furent sujets à ce Règlement. Malgré l’ancienneté de leur race, s’ils n’avaient pas les biens nécessaires, ils demeuraient confondus parmi le Peuple. Ils avaient le chagrin de voir les riches Plébéiens remplir les places vacantes du Sénat. On sait assez que l’on tirait du corps des chevaliers romains les Fermiers des revenus de la République. Ceux qui n’exerçaient pas cette profession étaient appelés Scriptuarii ; elle était fort honorable à Rome ; elle a toujours été peu considérée en France où la plupart des Financiers se contentent d’être recommandables par leurs richesses, source principale de l’antipathie qui règne entre eux et les autres ordres des Citoyens.
(4) L’expérience a prouvé dans tous les temps que l’infanterie était supérieure à la cavalerie. Cette cavalerie, très tardive chez les Grecs, s’introduisit de bonne heure chez les Romains. On a remarqué qu’elle était plus considérable chez ceux-ci que chez les premiers. Romulus, dont le corps d’infanterie était de trois mille hommes, n’avait que trois cents cavaliers, ce qui faisait la dixième partie de sa troupe ; au lieu que la cavalerie des armées grecques n’en faisait ordinairement que la trentième partie, quelquefois que la quarantième. FRERET, Rech. sur l’Équitation.
(5) C’est-à-dire, jusqu’à l’extinction de la Milice Féodale, temps où l’infanterie reprit son ancienne réputation. On reconnut sa supériorité dans toutes les opérations de la guerre. Ce ne fut pas sans éprouver de grandes contradictions que nos Rois parvinrent à avoir de l’infanterie nationale. Ils y parvinrent enfin et sous Louis XII, la noblesse la plus distinguée voulut bien entrer dans ce service. BRANTH.
(6) La galanterie qui, parmi nous, a succédé à celle de s’entr’égorger pour plaire aux Dames, est moins barbare mais presque aussi folle. Depuis qu’il est devenu rare de se disputer les Belles le fer à la main, on a donné dans une métaphysique de sentiment, imaginée pour empêchée de suivre la nature de trop près, mais qui ne produit presque jamais cet effet.
(7) Ces sortes d’habits blasonnés se portaient à la guerre, à la chasse et dans les grandes cérémonies. Les amateurs des marques distinctives paraissent regretter que la noblesse ait abandonné ces robes ou tuniques, ornées de pals, de faces, de bandes, d’hypogryphes, de dragons, de hiboux, de serpents et autres figures ; outre le bel effet que ces ornements, selon eux, produisaient sur les habits, ils servaient à faire connaître aux étrangers qui arrivaient à la Cour, le nom, la dignité, les alliances des personnes qu’ils y rencontraient. L’Abbé de St Pierre donne des raisons plus sérieuses des avantages que trouverait l’État à assigner des marques distinctives à la noblesse. L’Académie de Caen proposa, il y a quelques années, cette question : » Y a-t-il eu autrefois en France dans les habillements ordinaires des particuliers, une marque distinctive de leur état ; cette distinction serait-elle utile dans une Monarchie ; quels seraient les moyens de la rétablir et de la perfectionner sans nuire aux manufactures ? » Nous ignorons si cette Académie a reçu quelque dissertation satisfaisante sur cette question et qui ait mérité le prix qu’elle avait annoncé.
(8) Per unisum orbem sic strenuitate et nobilitate floruit, et virguit probitate. Ord. 1352.
(9) Oudard de Biès était chevalier de l’Ordre du Roi, Maréchal de France et Lieutenant-Général en Picardie. Il fut condamné le 13 Août 1551, à avoir sa tête tranchée pour prétendus crimes de lèze-Majesté, de péculat et de plusieurs autres. L’arrêt ne fut point exécuté, il fut même remis en liberté et mourut de tristesse à Paris au mois de Juin 1553. Sa mémoire et celle de Jacques de Couci, son gendre, furent rétablies par Lettres Patentes de Henri III, du mois de Septembre 1575. Manusc. de BRIENNE, Tom, 189, fol. 122
(10) Le 12è. Canon du Concile de Rheims tenu en 1131, défendit les tournois, parce qu’on y mettait en péril la vie du corps et de l’âme : on refusait la sépulture ecclésiastique à ceux qui y mouraient. Ils furent aussi défendus par le troisième Concile de Latran tenu en 1179, sous le Pape Alexandre III.
(11) La confusion des conditions est attachée à l’état social. Il n’est point de roi, dit Platon, qui ne tire son origine de quelqu’esclave ; il n’est point d’esclave qui n’ait quelque roi parmi ses aïeux. D’anciennes révolutions ont couvert de ténèbres la fuite de nos ancêtres et la fortune a confondu et brouillé toutes les races. Plato ait neminem regem non ex servis esse oriundum, neminem non servant ex regibus. Omnia illa longa varietas misscuit et sursum deor sum fortuna versavit. SEN. Ep. 44.
(12) Quiconque usurpait le titre de chevalier et osait en porter les marques, qui étaient des éperons dorés, devaient être condamnés à avoir les éperons tranchés sur un fumier. Etab. De Saint Louis, Chap. 130. Outre des éperons dorés, les chevaliers avaient des manteaux particuliers, appelés, pallia militum. Ils pouvaient porter des habillements aussi magnifiques que les princes. Les éperons des écuyers n’étaient qu’argentés et leur habillement consistait dans une tunique brune et toute unie. Dans la suite, ils purent porter de l’argent sur leurs habits.
(13) Titulus Militis ad haeredes minime trasmittitur.